Cinq mois après la présentation d’une situation économique critique par le Premier ministre Ousmane Sonko, la Cour des Comptes a publié hier mercredi son rapport sur la gestion des finances publiques du Sénégal entre 2019 et 2024. Le document confirme Ousmane Sonko et révèle d’importantes irrégularités budgétaires et comptables.
Après les travaux de l’Inspection générale des finances (IGF), présentés en septembre, la Cour des comptes du Sénégal a mis en lumière, dans un audit du rapport publié mercredi 12 février, plusieurs irrégularités budgétaires et comptables entre 2019 et mars 2024, soit la période du second mandat de Macky Sall. Parmi les principales anomalies figurent des rattachements irréguliers de recettes, des transferts opaques de fonds publics et des écarts notables dans la gestion de la dette.
Le document de 57 pages indique que les recettes budgétaires se sont élevées à 16.160,8 milliards de francs CFA. Toutefois, une hausse des restes à recouvrer a été observée, passant de 308,53 milliards en 2019 à 408,2 milliards en 2024. De plus, l’omission de 261,71 milliards de F CFA de créances douanières soulève des questions sur la transparence des finances publiques. La Cour a également révélé des transferts massifs de fonds vers des services non personnalisés de l’État (SNPE), d’un total de 2562,17 milliards de F CFA, sans une traçabilité suffisante. Parmi les comptes de dépôt spécifiques concernés, celui de la Cellule d’Appui à la mise en œuvre des projets et programmes (CAP/Gouvernement) a enregistré des décaissements de 1343,58 milliards de F CFA, dont une partie a été utilisée en dehors des circuits financiers classiques. Le Programme de Défense des Intérêts économiques et sécuritaires du Sénégal (PDIES) a également mobilisé 303,03 milliards de F CFA dans des conditions de gestion peu contrôlées.
Plus de 114 milliards de F CFA non reversés au Trésor public (Cour des Comptes)
D’après le rapport de la Cour des Comptes de 2019 au 31 mars 2024, plusieurs irrégularités financières majeures ont été relevées, mais l’un des faits les plus préoccupants concerne le non-reversement au Trésor public d’un reliquat de 114,4 milliards de F CFA issu de l’emprunt obligataire Sukuk SOGEPA 2022. Ce montant, qui aurait dû être intégré aux finances publiques, représente un manque à gagner conséquent pour l’État du Sénégal. « La SOGEPA a procédé le 21 avril 2022 à la mobilisation d’un emprunt obligataire sous forme de Sukuk d’un montant de 330 milliards de F CFA », note le rapport à la page 33.
Plus de 110 milliards non reversés
Une partie des fonds levés par le Sukuk, soit 157,3 milliards de F CFA, n’a pas été versée au Trésor public et a été exécutée en dehors des procédures budgétaires et comptables en vigueur. « Le Trésor public n’a reçu que 90 milliards de F CFA par virements successifs faits le 16 mai 2022 pour 30 milliards de F CFA, le 19 mai 2022 pour 40 milliards de F CFA et le 14 juin 2022 pour 20 milliards de F CFA. Ainsi, le reliquat de 157 338 615 804 F CFA n’est pas reversé au Trésor public », indique la Cour des Comptes avant de poursuivre que « pour réaliser cette opération, l’Etat a procédé à la vente de certains de ses immeubles bâtis à la SOGEPA, par décret n°2022-163 du 03 février 2022 portant cession à titre onéreux au profit de la Société, dans le cadre du développement du Sukuk, de divers immeubles bâtis appartenant à l’Etat ».
Des biens sont vendus pour une valeur de plus de 198 milliards sur la base d’un rapport d’évaluation et après avis favorable de la Commission de Contrôle des Opérations Domaniales (CCOD), après consultation à domicile. « Ces biens vendus à SOGEPA ont permis via un fonds commun de titrisation de mobiliser l’emprunt. Ils sont ensuite mis en location à l’Etat du Sénégal qui paie des loyers servant de rendement aux investisseurs. A la fin de la maturité, l’actif est racheté pour permettre le remboursement intégral du capital », explique la Cour des Comptes.
Hausse de la dette publique ; une dynamique inquiétante
Le rapport relève d’abord une dynamique inquiétante de la dette publique avec une hausse globale qui s’élève à 15 691 milliards de F CFA au premier trimestre 2024, soit une progression de 3 % par rapport à 2023. La dette de l’État central représente 90 % de ce montant soit 14 173,8 milliards. La dette intérieure quant à elle a bondi de 6 % soit (4 984,6 milliards), tandis que la dette extérieure n’a augmenté que d’1 % soit (9 189,2 milliards), reflétant un recours accru au financement local. Pour ce qui est du Secteur parapublic, le rapport dénote une dette des entreprises publiques qui a grimpé de 9 %, avec une dette intérieure en explosion de 25 %, soulevant des doutes sur leur viabilité financière. Par ailleurs, les engagements auprès des banques ont quadruplé entre 2019 et mars 2024, passant de 781,3 milliards à 3 816,69 milliards, limitant le crédit au secteur privé.
Dépenses fiscales : Pas de données disponibles pour 2022 et 2023, selon la Cour des Comptes
Aucune donnée relative aux dépenses fiscales des années 2022 et 2023 n’a été fournie par la Direction générale des Impôts et Domaines (DGID). C’est ce qui ressort du Rapport définitif d’audit sur la situation des finances publiques : gestions de 2019 au 31 mars 2024, publié mercredi par la Cour des Comptes. Selon ce rapport, les dépenses fiscales s’élevaient à 952,7 milliards de F CFA en 2021. Cependant, la Cour des Comptes constate que le rapport du gouvernement n’inclut pas les données relatives aux dépenses fiscales pour 2022 et 2023. « La Direction générale des Impôts et Domaines (DGID), sollicitée par la Cour, n’a pas produit la situation des dépenses fiscales pour ces années, évoquant des contraintes liées à la disponibilité des données, qui ne permettent d’établir ladite situation qu’à l’année N+2 », peut-on lire dans le document. Quant au Sur Financement, des emprunts excédant les besoins réels ont alimenté des dépenses non budgétisées.
Les juges révèlent ainsi des dettes hors circuit budgétaire, 696,7 milliards d’emprunts en 2023 sans aucune traçabilité possible, exacerbant les risques de défaut . Cependant, parmi les révélations les plus inquiétantes résident les problèmes de gouvernance et de transparence. Il s’agit ici de 2 562,17 milliards qui ont été alloués à des services non personnalisés dont 1 343,58 milliards via la Cellule d’Appui aux projets (CAP), sans suivi adéquat.
En revanche, la Direction générale des Douanes (DGD) a transmis une situation récapitulative des exonérations accordées entre 2019 et le premier trimestre 2024. « L’absence de rapports d’évaluation des dépenses fiscales pour les gestions 2022 et 2023 est contraire à la Décision n°08/2015/CM/UEMOA du 2 juillet 2015, qui institue les modalités d’évaluation des dépenses fiscales dans les États membres de l’UEMOA », précise la Cour des Comptes. L’article 2 de cette décision stipule en effet que « chaque État membre procède annuellement à l’évaluation des dépenses fiscales. Cette évaluation fait l’objet d’un rapport annexé au projet de loi de finances pour le budget de l’État (…) ». De plus, l’article 11 de la même décision indique que « le rapport annuel d’évaluation des dépenses fiscales doit être rendu public par le Gouvernement au plus tard le 31 mars de l’année suivant celle au titre de laquelle la loi de finances en cours d’exécution a été adoptée ».
Selon le ministère des Finances et du Budget, cité dans le rapport, les données définitives nécessaires à l’élaboration du rapport sur les dépenses fiscales d’une année ne sont disponibles qu’à la fin de l’année N+1. « Certains États, ayant opté pour travailler avec des données provisoires, sont en mesure de produire annuellement un rapport, contrairement au Sénégal qui ne tient compte que des données définitives. Toutefois, le ministère s’est engagé, en attendant la disponibilité des données définitives, à élaborer désormais un rapport annuel sur les dépenses fiscales sur la base de données provisoires », souligne le rapport. Les juges de la cour des comptes ont aussi relevé des irrégularités et anomalies comptables. Huit discordances majeures ont été notées.
Il s’agit par exemple de Rattachements irréguliers de recettes : Des recettes perçues en 2020 qui ont été attribuées à 2019, faussant les déficits réels. Il s’agit aussi de Créances non recouvrées : ce qui se manifeste par des restes à recouvrer qui sont passés de 308,53 milliards en 2019 à 408,2 milliards en 2024, avec 261,71 milliards de créances douanières non comptabilisées. Il est aussi question d’une sous-évaluation chronique des déficits. En réalité, le déficit budgétaire réel dépasse les chiffres officiels, avec un ratio dette/PIB atteignant 76,3 % contre 65,9 % annoncé. Ce qui implique des défaillances juridiques avec l’utilisation de comptes de dépôt pour des opérations non autorisées.
Recommandations de la cour des comptes
Les juges ont donc formulé une série de recommandations allant de la centralisation des données fiscales et douanières pour éviter les omissions à l’élimination des pratiques comptables irrégulières en passant par le contrôle strict des comptes de dépôt, la publication des rapports exhaustifs et la réévaluation de la stratégie d’endettement. Quoiqu’il en soit, la cour des comptes confirme le nouveau régime qui avait révélé une situation catastrophique des finances de l’État en septembre 2024.