L’implantation massive d’Auchan, Carrefour et consorts bouscule les habitudes de consommation et cristallise tensions économiques et débats identitaires sur la souveraineté alimentaire du pays
La grande distribution française connaît un essor fulgurant au Sénégal ces dernières années, révolutionnant les habitudes de consommation dans ce pays d’Afrique de l’Ouest. Comme le rapporte un article du Monde Diplomatique, des géants tricolores tels qu’Auchan, Carrefour, Super U et Casino se sont lancés dans une conquête agressive du marché sénégalais, multipliant les ouvertures de magasins dans la région de Dakar mais aussi dans d’autres villes comme Thiès, Mbour et Saint-Louis. Ces enseignes ne se cantonnent plus aux quartiers aisés des capitales, mais s’implantent désormais au cœur des quartiers populaires, proposant des produits frais à des « prix compétitifs voire moins chers », comme l’admettait Xavier Desjobert, ancien directeur général de CFAO Retail, dans les colonnes du Monde Diplomatique. Pour y parvenir, elles réduisent le nombre d’intermédiaires en traitant directement avec les producteurs locaux et importent certains produits, court-circuitant ainsi les circuits traditionnels.
Ousmane Sy Ndiaye, directeur exécutif de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal, déplorait en 2018 cette capacité des multinationales à « accumuler les bénéfices du grossiste, du demi-grossiste et du détaillant », les plaçant « en tête de course pour pratiquer les prix qu’elles souhaitent ».
Une menace pour le commerce traditionnel
Face à cette concurrence féroce, des petits commerçants sénégalais se sont regroupés dès 2018 au sein de la coalition « Auchan dégage ! » pour réclamer des mesures de protection. Certains, comme cette détaillante du marché Kermel à Dakar, voyaient leur gagne-pain menacé : « Sachant qu’on achète à 700 francs et qu’Auchan arrive à vendre à 400, voire 300, ce n’est pas normal. Nous, on ne gagne rien. On est pauvres maintenant ».
Ce mouvement comptait parmi ses rangs le Front pour la révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp), dénonçant l’inconcevable concurrence d' »un des groupes mondiaux les plus importants » avec « les commerçantes tabliers d’un des pays les plus pauvres du monde ». Auchan affirme de son côté « valoriser et encourager les produits locaux » et « tisser des liens avec les acteurs locaux », mais l’ONG GRAIN met en garde: si l’implantation des grandes surfaces offre des débouchés, elle « vise particulièrement les agriculteurs en capacité de fournir d’importants volumes » répondant à des normes draconiennes.
Un débat de société
Au-delà des enjeux économiques, l’arrivée en force de la grande distribution soulève des questions de souveraineté alimentaire et de modèle sociétal. L’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs au Cameroun s’inquiète d’un changement des habitudes alimentaires, la population délaissant « les mets traditionnels » au profit de produits ultra-transformés. Le Frapp dénonce quant à lui « une perte de souveraineté du Sénégal sur son commerce intérieur ». Son coordinateur Guy Marius Sagna, désormais député, demande une étude d’impact et l’organisation d’assises nationales.
Face à l’ampleur de la contestation, le président Macky Sall a signé en 2018 un décret réglementant l’implantation des grandes surfaces. Mais cette mesure, qui ne concerne pas les supermarchés déjà établis, autorise la vente au détail, laissant une marge de manœuvre conséquente aux distributeurs.
Des alternatives émergent malgré tout, comme l’enseigne Senchan lancée par Rijaal Holding, une société d’investissement mouride. On assiste aussi à des efforts pour moderniser les marchés traditionnels, à l’image du projet soutenu par l’OMS au marché de Grand Dakar.
Cette offensive de la grande distribution française en Afrique de l’Ouest, et particulièrement au Sénégal, cristallise ainsi les attentes et les craintes d’une société en pleine mutation. Un enjeu économique certes, mais aussi un profond débat de société.