Arrestations, interdictions de voyage et assignations à résidence visant des magistrats, des députés et des hommes d’affaires : la « purge » anticorruption enclenchée par le président Kaïs Saïed depuis son coup de force de juillet suscite inquiétudes et craintes d’un recul des libertés en Tunisie.
Depuis cette décision choc de suspendre le Parlement pour un mois et de limoger le Premier ministre, Hichem Mechichi, le président Kaïs Saïed n’a toujours pas nommé de nouveau gouvernement ni dévoilé sa « feuille de route », réclamée par plusieurs partis politiques et organisations de la société civile. Si la Tunisie est l’unique pays de la région à avoir persévéré sur la voie de la démocratisation après le Printemps arabe, la communauté internationale s’inquiète désormais d’une régression. Plusieurs hommes politiques, hommes d’affaires, magistrats ou députés dont l’immunité a été levée par Kaïs Saïed affirment avoir été interdits de voyage à l’aéroport de Tunis, voire avoir été assignés à résidence sans communication préalable.
« La liberté de déplacement est un droit constitutionnel que je m’engage à garantir », a assuré cette semaine le président Saïed. « Mais certaines personnes devront rendre des comptes à la justice avant de pouvoir voyager », a-t-il ajouté. Théoricien du droit, le chef d’État se présente, depuis son arrivée au pouvoir en 2019, comme l’interprète ultime de la Constitution. Et il s’appuie sur son article 80, qui envisage des mesures exceptionnelles en cas de « péril imminent » à la sécurité nationale, pour justifier les mesures prises.
Nombre de Tunisiens ont, eux, accueilli avec enthousiasme les mesures du président de la République : exaspérés par leur classe politique, ils attendent des actes forts contre la corruption et l’impunité dans un pays où la situation sociale, économique et sanitaire est très difficile. Mais opposants, partis politiques, magistrats et avocats qui craignent une « dérive autoritaire » exhortent le président à présenter sa stratégie, alors que les mesures exceptionnelles sont « renouvelables » après 30 jours.
Dans un communiqué, 45 magistrats ont notamment dénoncé « l’affreuse atteinte gratuite et sans précédent à l’encontre de la liberté de circulation et de voyage » visant certains de leurs confrères, « en l’absence de toute procédure judiciaire ».
Ennahda, principal bloc parlementaire et adversaire du président, a aussi dénoncé l’assignation à résidence non justifiée par le ministère de l’Intérieur d’Anouar Maarouf, un ex-ministre et l’un des dirigeants de ce mouvement d’inspiration islamiste. Les médias aussi sont dans le viseur. Au lendemain du coup de force du président, des policiers ont fermé, sans explication, le bureau de la chaîne qatarie Al-Jazira à Tunis, considérée par certains responsables politiques tunisiens comme proche d’Ennahda, ce que la chaîne réfute.
« Écartant du pouvoir Ennahda et ses alliés qui ont mené le pays à la situation dramatique qu’il connaît, il (Saïd Saïed, NDLR) ne doit pas pour autant se sentir libre (…) de donner le coup de grâce à la jeune démocratie à bout de souffle », a résumé, samedi, sur Facebook Kamel Jendoubi, un ancien ministre et défenseur des droits humains. Alors que la suspension d’un mois du Parlement arrive bientôt à son terme, le président Saïed devrait s’exprimer dans les prochains jours.
Selon Sana Ben Achour, il est probable qu’il prolonge cette suspension et décide d’une nouvelle organisation, provisoire, des pouvoirs publics. « Ça ne sera donc pas une histoire de 30 jours. (…) Ça peut durer des années », dit-elle.