Dire qu’on interviewe Simon Kouka, c’est savoir qu’on parlera avec un éclectique écorché vif. L’analyse incisive l’assimile au chirurgien qui, le mal détecté, sait l’enlever, sans état d’âme. L’âme, c’est ce qu’il compte polir avec son rap engagé mais « sénégalisé » au sens valeur du terme, tout comme son projet original de promouvoir le local sénégalais. Musique, Kouka est au mic.
QUE PENSEZ-VOUS DE L’ACTUALITE DU RAP SENEGALAIS ?
Le rap sénégalais se porte à merveille, la relève est là, qui tient les rênes et fait d’excellentes choses. Que ça soit du point de vue de la musicalité, du beat, des clips, de la communication. Le seul hic, c’est qu’actuellement, il y a de moins en moins d’émissions radios et télévisées, même si les réseaux sociaux pallient tout cela. Les jeunes se battent, les labels font de leur mieux, des festivals, des concerts sont organisés et pour le coup, ça bouge un peu partout. Ils sont en train de hisser haut le drapeau du rap sénégalais.
PEUT-IL CONCURRENCER LE HIP HOP INTERNATIONAL ?
Bien sûr ! Mais, pour ce faire, il faut d’énormes moyens. Ce n’est plus une question de talent ou de savoir rapper ou rimer, c’est un business. Pour pénétrer le rap US ou Français qui est en tête de file, il faut énormément d’argent. Le Nigeria, par exemple, a sorti beaucoup d’argent pour faire venir des rappeurs américains, organiser des featuring entre jeunes rappeurs nigériens et américains. Et cela a beaucoup impacté leur musique. Ce qu’il faut comprendre, c’est que pour concurrencer, ce n’est plus une question de talent, mais de « link » et de moyens. Pour passer dans certaines radios, il faut payer. Ce n’est pas le cas du Sénégal ou de certains pays africains. C’est ce que certains appellent le ticket d’entrée, ce n’est pas reconnu, mais nous, qui avons l’habitude de côtoyer les artistes français et américains, connaissons tous les prix qu’il faut étaler pour prétendre jouer dans certains festivals, passer sur certains plateaux télés, avoir une semaine en rotation dans un planète rap de Skyrock ou autres. Le rap sénégalais peut concurrencer l’international, si les moyens suivent.
VOTRE RAP DIFFERE DES AUTRES. QU’EST-CE QUI FAIT VOTRE PARTICULARITÉ?
Je suis de l’ancienne école et suis axé sur tout ce qui est thématique, beat classique. Peut-être que c’est le contenu, le fait que ça soit un rap catalogué, engagé, hardcor, la plume, les thèmes bien structurés qui font que mon rap diffère de celui des autres. Je suis plus structuré dans ma façon de faire et d’écrire, c’est peut-être aussi le fait que l’engagement soit le plus mis en avant. Par contre, avec la nouvelle génération, tous les thèmes sont abordés, ça passe du coq à l’âne, ils entrent et sortent des thématiques. Je suis en train d’expérimenter un hip-hop 100% traditionnel, les instruments compris. J’ai mis un orchestre en place avec des instruments comme la kora, la percussion, la calebasse et cela me permet de faire pas mal de tournées à l’international. C’est peut-être quelque chose de nouveau, cette nouvelle touche, cette différence qui se retrouve dans mon rap à moi. Je fais un rap beaucoup plus conscient. D’ailleurs, j’ai un projet qui s’appelle les « leçons rappées » où je rappe sur des thèmes d’histoires qu’on ne nous apprend pas forcément à l’école, mais qui ont marqué l’histoire de l’Afrique.
QUEL ROLE LES RAPPEURS PEUVENT-ILS JOUER POUR UN CHANGEMENT DE MENTALITE ?
Rire ! Je dirai plutôt que les rappeurs jouent déjà un très grand rôle dans le changement de mentalité. Les campagnes que nous faisons par exemple pour inscrire les jeunes sur les listes électorales, c’est à travers des morceaux. Le rap est en train de décomplexer les gens, d’enlever ce complexe d’infériorité entre l’Afrique, les Occidentaux, les Américains. Le wolof est aujourd’hui enrichi à travers le rap, certains termes wolof sont connus par beaucoup de gens grâce aux rappeurs. Sur le plan spirituel, beaucoup de rappeurs incitent les gens à faire des recherches sur la religion, sur la spiritualité, à s’intéresser aux écrits, entre autres. Nombreux sont les jeunes qui actuellement s’intéressent à la politique grâce au hip-hop, grâce à des mouvements comme Y en a marre, composé de beaucoup de rappeurs. Le rap joue un rôle d’éveil, il y a un morceau que nous venons de finir concernant les inscriptions sur les listes électorales. Je ne vois pas d’autres acteurs ou d’autres mouvements culturels faire ce travail, il n’y a que le hip-hop sur ce terrain et ça, depuis des années. En plus d’éveiller les consciences, le hip-hop sert à l’éducation, à la réinsertion, à la sensibilisation de certaines maladies.
AUJOURD’HUI VOUS AVEZ MARRE DE QUOI ?
Y en a marre de nous-même, de la jeunesse laxiste, de cette jeunesse qui ne va pas s’inscrire sur les listes électorales et qui râle en disant que rien ne va. Y en a marre de ces jeunes qui sont assis dans les coins de rues et qui boivent le thé au lieu de se bouger, d’aller chercher le pain quotidien, de mettre des projets en place, de faire du « from zero to héros ». Y’en a marre de nos politiques qui volent l’argent du contribuable et qui l’amène dans des comptes en suisse et qui s’enrichissent sur le dos du contribuable. Y’en a marre des politiciens qui ne tiennent pas leur paroles, qui utilisent leurs concitoyens comme du bétail électoral, de ceux qui acceptent des 5000 et 10000 lors des élections pour voter pour un candidat, ceux qui jouent aux nervis pour de l’argent. Y’en a marre des Sénégalais qui jettent n’importe où, des conducteurs qui clignotent à gauche et qui tournent à droite, ceux qui conduisent sans mettre leur ceinture, qui sont au téléphone…… Y’en a marre d’énormément de choses.
COMMENT CONCILIEZ-VOUS LE COMBAT DE LA CITOYENNETÉ ET LA PRODUCTION ARTISTIQUE ?
Ça va de pair ! Mon credo, c’est un peu les thèmes engagés, sensibiliser les jeunes à se bouger, à se battre, à ne pas attendre les politiques pour s’en sortir, à prendre des initiatives. Ce que je dis dans mes chansons c’est ce que je traduis sur le terrain à travers des mouvements comme Y’en a marre.
AVEC L’AFFAIRE KILIFEU, LA CREDIBILITE DE Y EN A MARRE N’EST-ELLE PAS ENTACHÉE ?
Le communiqué du mouvement Y’en a marre répond à cette question (il se répète). Il faudra le lire pour avoir la réponse (rire).
SI KILIFEU EST COUPABLE, SERA-T-IL EXCLU DU MOUVEMENT QUI PRONE UN NOUVEAU TYPE DE SENEGALAIS ?
Comme je le disais tantôt, le communiqué de Y’en a marre répond à la question. Kilifeu a eu la grandeur et la sagesse de geler ses activités du mouvement, ce qui montre que c’est vraiment quelque chose de personnel. Nous attendons que la lumière soit faite sur cette affaire.
Y EN A MARRE EST DANS UNE POSTURE DE GUERRE ET DE CONTESTATION. N’IMPORTE-T-IL PAS QUE LE MOUVEMENT SOUTIENNE LE GOUVERNEMENT, S’IL AGIT DANS LE BON SENS ?
Y’en a marre n’est pas dans une posture de guerre, mais plutôt dans une posture de contestation. S’il y a des choses à constater il faut les dire. Si les jeunes bacheliers ne sont pas orientés et qu’ils viennent nous voir, s’il y a aussi des spoliations foncières et que le gouvernement ne fait rien par rapport à ces bandits, si on n’ouvre pas les inscriptions sur les listes électorales, il faut le dire. Par contre, quiconque suit le mouvement sait que quand il y a eu Ebola, Y’en a marre est allé soutenir le ministère de la Santé, pour sensibiliser la population. C’est le mouvement qui a amené les prospectus du ministère dans les 14 régions du Sénégal. Récemment avec la Covid-19, nous avons produit une chanson, un clip et des capsules de sensibilisation et la première personne qui les a vus, c’est le ministre de la Santé. Le président de la république a fait appel à nous quand il recevait certains partis politiques et les mouvements de la société civile. Nous lui avons dit que le mouvement Y’en a marre se met à la disposition du gouvernement pour sensibiliser, pour éveiller les gens sur les gestes barrières à avoir, faire sa participation citoyenne pour que la pandémie ne fasse pas des ravages comme en Europe ou aux Etats-Unis. Ils ont ouvert les inscriptions sur les listes électorales et le mouvement est en train de sensibiliser les gens pour qu’ils s’inscrivent. Quand ça va dans le bon sens, on applaudit.
EN DEHORS DE LA CONTESTATION, QU’EST-CE QUE Y EN A MARRE A FAIT POUR SON « PEUPLE ?
Y’en a marre a montré au monde et à l’Afrique que des choses pouvaient se faire par des jeunes sénégalais. Le mouvement à cette année 10 ans d’existence et il a inspiré de jeunes burkinabés, camerounais, béninois, malgaches, entre autres, à créer leur mouvement. A New-York par exemple y’en a marre a inspiré à de jeunes américains à créer leur mouvement, à faire en sorte que de jeunes américains s’intéressent beaucoup plus à la politique aux Etats-Unis et ça c’est grâce aux conférences que nous avons eues là-bas. Au Sénégal, Y’en a marre ne fait pas seulement dans la contestation. Il a permis à la jeunesse de s’intéresser à la « chose » politique. Beaucoup de gens maintenant prennent la parole dans l’espace public ou sur les réseaux sociaux parce que Y’en a marre a montré la voie. Au-delà de tout cela, le mouvement fait aussi tout ce qui touche au reboisement. D’ailleurs, avec les scouts du Sénégal, nous avons planté plus de 1000 cocotiers dans le littoral au niveau de Guédiawaye, sur le prolongement de la VDN. Nous avons aussi montré l’exemple aux jeunes en leur disant de se battre pour transformer des dépotoirs d’ordures en espace public. Dans la banlieue, vous verrez des lieux qui ont été réfectionnés par le mouvement Y’en a marre pour montrer l’exemple en disant aux jeunes de n’attendre personne. Le mouvement a également permis à certains jeunes qui n’avaient plus les moyens de poursuivre leurs études, et beaucoup d’entre eux sont actuellement dans les universités américaines et françaises. En 2011, nous avons permis d’inscrire près de 45000 jeunes lors des élections électorales. Y’en a marre ce n’est pas seulement de la contestation, c’est aussi un don de soi, de la démarche participative et également montrer l’exemple par l’action (il insiste).
QU’EN EST-IL DE VOTRE PROJET « SAVOIR-FAIRE LOCAL »
C’est un projet personnel que j’ai eu qui va aussi dans le sens de la démarche participative pour dire aux Sénégalais de ne pas négliger nos artisans, ils ont un savoir-faire, du talent. Le but c’est faire en sorte que l’argent reste ici. Le savoir-faire local, c’est plusieurs phases. Il y a d’abord eu la phase « solo fi », puis « dalou fi laye sole » qui était pour la Tabaski, l’objectif c’était d’insister les gens à porter les babouches fabriqués par nos cordonniers. Et présentement, nous en sommes à la phase « djanguidjer Sakou fi » c’est-à-dire se rendre à l’école avec des sacs confectionnés par nos artisans. Au mois de décembre, nous aurons tout ce qui est costume, cravate, robe de soirée pour dire aux Sénégalais qu’ils n’ont pas besoin d’aller en France ou en Italie pour en acheter. En gros, le concept savoir-faire local, c’est montrer toute la créativité, tout le savoir-faire, tout le talent qu’ont nos artisans, mais aussi inciter les Sénégalais à consommer local, relever l’économie du Sénégal, créer des emplois.
ANNA THIAW