Artiste engagé, Malal Talla, alias « Fou malade », est un écorché vif. Lucide et chirurgical dans sa critique de notre société, il est un baromètre organique de ce qu’est l’intellectuel africain. Découvrez sous le phare de la confidence réfléchie. Entretien :
On vous dit titulaire d’une licence en Anglais, pourquoi n’avez-vous pas poursuivi le cursus universitaire ?
Pour dire vrai, je n’ai pas eu ma licence d’anglais, j’ai arrêté les études en 3e année à l’Université Cheikh Anta Diop. Je ne me voyais pas me réaliser dans les études. Pour moi devenir professeur, journaliste, ou quelque autre métier ne correspondait pas à ce que je voulais, c’est-à-dire m’exprimer véritablement en tant qu’artiste. C’était difficile j’avoue, mes parents avaient du mal à comprendre mon choix, c’était particulier, très compliqué. Issu d’une famille halpulaar, torodo, avec des frères qui ont fait de hautes études, ayant des postes de responsabilité, devoir être artiste, j’étais le cheveu dans la soupe torodo. Mais il a fallu que j’assume mon choix. Sinon les études ont été d’un grand apport dans mo travail artistique, dans mes recherches, ma culture générale, mais aussi dans ma conception du Hip-hop. Je ne voulais pas réussir dans les études, mais plutôt dans le rap.
Vous avez évolué dans « le Bataillon blindé ». Que reste-t-il de ce groupe ?
L’esprit, la philosophie, les œuvres réalisées et les projets en vue. Il est vrai que nous ne sommes plus actifs comme avant. Nous avons sorti en 2003, l’album « Deugeuntane’’ et le titre Fou Malade avait permis au public de me découvrir, d’où m’est d’ailleurs venu mon nom d’artiste. Après en 2004, j’ai fait un featuring avec Viviane Chidid, « Taximan », dans la compilation Viviane et frères. Par la suite, j’ai signé avec le label WataWat pour sortir mon album solo dans lequel il y a Tioukoum nam Thioukoum, Sow Poulo Dierry, entre autres. En 2008, j’ai décroché un contrat avec un label français pour sortir un album solo intitulé « On va tout dire ». Mais le groupe était toujours là, il avait collaboré avec moi dans ces différents albums. Puis en 2012, nous avons décidé ensemble de sortir le 2e album de Bataillon Blindé, 9 ans après. Cet album nous a permis de faire beaucoup de tournées internationales. Par la suite, en 2018, j’ai sorti Ousseynou et Assane avec Niagass. Concernant les autres membres du groupe, Fakhmane vit actuellement en France, Kourouma aussi depuis 2009, Nigger Ahmed lui est parti s’installer en Europe depuis la sortie de l’album Deugeuntane, Dj Allah est en France avec sa famille, Niagass et moi sommes là et faisons quelques titres de temps à autre. Par ailleurs, un de nos amis qui a un label, rêve de sortir le prochain album du Bataillon Blindé. Je pense que nous pouvons y arriver, nombre de groupes disparaissent et se forment.
Vous êtes plus connu comme activiste, avec Y en a marre. Pourquoi ce changement de cap ?
Je n’ai pas décidé de changer de cap, c’est le contexte qui a fait cela. Pour la première fois dans l’histoire du Sénégal, nous avons vu, en 2011, des artistes prendre la lutte citoyenne en main, posant des actes au delà de la dénonciation, de la contestation. En tant qu’artiste, nous avons décidé de nous engager dans un mouvement avec des journalistes, des ouvriers, entre autres Sénégalais, dans un mouvement, Y en a marre. Ces artistes-là ont permis de faire connaître ce mouvement, ils ont mis la musique en contribution pour sensibiliser, dénoncer, et engager les jeunes dans la « chose » publique et ça a eu un succès énorme. Maintenant, nous sommes un pays très politique et pour le coup, nous sommes invités dans les médias pour parler de Y en a Marre et beaucoup oublient notre côté artistique, alors que c’est l’art la locomotive de notre citoyenneté. Nous avons toujours fait des textes qui ont un sens politique, social, citoyen. Après, le mal dans tout ça, c’est que notre activisme est beaucoup plus mis en exergue que notre côté artistique. Le groupe Keur Gui, par exemple, fait chaque fois des albums à succès. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus à Guédiawaye hip-hop, c’est presque de la reconversion pour moi, la poursuite de mon travail artistique, le hip-hop est fondamentalement lié aux problématiques sociales. Le hip-hop est foncièrement local, il porte les problèmes de la localité, les « hip-hopeurs » sont des agents de transformation sociale. C’est un travail énorme et nous faisons beaucoup de choses avec Guédiawaye hip-hop que je préside. Nous nous occupons du travail de réinsertion, de formation, nous encadrons les jeunes et j’ai beaucoup de plaisir à voir qu’à Guédiawaye, certains émergent. Nous ne pouvons lâcher la dynamique citoyenne parce que c’est très important dans notre travail artistique.
Vous êtes toujours rappeur, n’est-ce pas?
Je ne veux même pas que l’on me présente comme un activiste, je réclame mon identité de rappeur, je suis rappeur de profession et mon activisme est soutenu par mon rap, qui m’a dirigé vers des actions sociales, locales. Je suis toujours dans le rap, j’en fais toujours. D’ailleurs, je prépare un bel album avec Niagass qui sera bientôt disponible.
Avec autant d’albums à votre actif et de featuring, quelle lecture faites-vous du rap Galsen ?
Aujourd’hui, le rap est devenu beaucoup plus intéressant ; il a une orientation, une direction musicale beaucoup plus connectée à nos réalités socio-culturelles, dans le flowing comme dans la composition musicale. Le texte aussi est très fort. Il arrive qu’on reproche à la nouvelle génération le manque d’engagement dans les textes, mais je ne suis pas d’avis. Me concernant, je pense que chaque génération aborde par sa propre manière, l’engagement, qui n’est pas figé. L’engagement c’est aussi faire rêver les jeunes, c’est-à-dire leur dire qu’il est possible de s’en sortir ici, explorer notre patrimoine culturel ou musical, le faire sortir, positionner la musique sénégalaise à un niveau assez important. Aujourd’hui, nous avons beaucoup de stars, beaucoup de jeunes artistes qui remplissent les stades et c’est intéressant. Outre, il y a le public féminin qui est revenu au hip-hop, par rapport à notre génération où les femmes étaient exclues, chassées, critiquées dans nos textes, traitées comme des «putes ». La musique, c’est aussi la célébration et chaque génération joue un rôle.
D’aucuns pensent que vous êtes un contre-pouvoir, êtes-vous d’avis ?
Nous sommes des artistes, c’est-à-dire des agents de conscientisation et de mobilisation des masses. Il arrive qu’on dise des choses qui arrangent des gens qui sont contre le pouvoir, et d’autres qui arrangent effectivement le pouvoir. Certains voudraient nous donner une direction, mais ce n’est à personne de choisir pour nous, bien au contraire. Si on laisse les gens nous donner une direction, nous sommes dans ce qu’on appelle le formatage social. L’artiste est un marginal et doit assumer sa marginalité, s’il ne le fait et se laisse dicter sa conduite, il n’est plus artiste. L’artiste se démarque de la société, refuse le conformisme, assume la dimension non conformiste du hip-hop. Il a besoin de toutes ces tensions pour alimenter son inspiration, sans quoi, il risque de dire ce que la société lui fait dire. L’artiste doit observer les mouvements de la société pour ensuite les aborder de manière assez artistique et ensuite le proposer avec une démarche originale, qualitative et cohérente.
Pensez-vous que la démocratie sénégalaise menacée?
La démocratie est menacée, elle est malade ! Aujourd’hui, le pouvoir est dans une logique de confiscation de la démocratie. Concernant les événements récents, le pouvoir devait, en toute responsabilité, les analyser avec beaucoup de lucidité, voir ce qui ne va pas chez les jeunes, dont certains sont sortis parce qu’ils n’ont pas de travail, ont faim, en avaient marre du confinement, ont senti la démocratie menacée, que le pouvoir voulait poser un pas de plus vers une confiscation définitive de la démocratie. Ces gens-là ont voulu préserver nos acquis démocratiques et c’est ce qui a facilité toute cette mobilisation. Maintenant, on est en train de tromper le président de la République, en mobilisant pour lui des pseudo militants, pensant que c’est une réponse aux émeutes. Pour moi, il faut des politiques beaucoup plus sérieuses à l’endroit de la jeunesse. Du point de vue du renforcement de la démocratie, il y a énormément de choses à faire. J’ai l’impression que des deux côtés, chacun tire vers l’extrémité et si nous continuons à procéder ainsi, nous risquons d’aller vers des affrontements beaucoup plus compliqués et douloureux. Il faut une analyse assez lucide, impliquant tout le monde avec une politique d’inclusion. Il faut écouter tout le monde, donner à la jeunesse la parole, interroger les ministres par rapport aux responsabilités à eux ont confiées. Cela nous donnera des résultats intéressants pour mener le pays à bon port.
Quel rôle les rappeurs peuvent jouer pour un changement de mentalité ?
Les rappeurs sont des artistes, ils alertent, veillent, ils ne sont certes pas des Messie, ils doivent éviter de tomber dans le piège du populisme, du partisanisme, rester équidistant. Il arrive que le rappeur tombe dans le piège du pouvoir ou de l’opposition. Nous devons faire attention, il est vrai que nos messages assez crus, révolutionnaires, contestataires pour la majorité des rappeurs dit engagés arrangent l’opposition, mais l’opposition d’aujourd’hui sera le pouvoir de demain. Y en a Marre a reçu des critiques de Wade et soutenu par les partisans de Macky, entre 2011 et 2012, mais aujourd’hui, les partisans de Macky tirent sur Y en a marre qui tire sur le pouvoir. Il faut un peu d’équilibre (il insiste), que nous continuions, quel que soit notre engagement citoyen en tant qu’artiste de ces mouvements-là, de pouvoir rester qui on est, c’est-à-dire artiste. L’art, c’est la noblesse.
ANNA THIAW