Dimanche 25 août 2024, la France a célébré le quatre-vingtième anniversaire de la libération de Paris. À cette occasion on a réécouté des extraits du poignant discours du général de Gaulle : « Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré… ». Discours mémorable qui, de toute évidence, continue d’exalter la fierté des Français de France. Mais Paris a-t-il été libéré par le seul peuple et les seuls soldats français ? Dans les hommages, les Alliés ne pouvaient ne pas occuper une place de choix, en l’occurrence les Britanniques et les Américains. Mais pourquoi faire semblant d’ignorer le rôle des légionnaires africains venus des colonies et connus sous l’appellation on ne peut plus réductrice de « Tirailleurs sénégalais » ? Sont-ils allés tirailler dans le désert et dans la brousse ou, à l’aveuglette, comme de vieux enfants jouant avec des mousquets ? Ils n’ont pas tiré ailleurs, à moins que la France occupée fût l’ailleurs à préserver pour la maintenir à la Civilisation ! Les braves soldats de couleur ont tiré à feu nourri contre l’oppresseur et l’occupant nazi ! Alors, un peu de respect et de reconnaissance, s’il vous plaît !
Comme le poète des HOSTIES NOIRES, il me prend l’envie de crier : Ah, ne dîtes pas que je n’aime pas la France ! Je porte dans le cœur ce pays de mes petits-enfants, ce pays dont la langue est le sésame qui m’ouvre les portes du monde et me dégote une place au banquet de l’esprit ! C’est parce que je l’aime que je lui parle vertement et lui rappelle que le temps est venu de se regarder les yeux dans les yeux et de jouer franc jeu. Je ne dis pas « France, dégage ! ». Je t’interpelle : « France, engageons-nous pour un partenariat gagnant-gagnant ! »
En 14-18, comme en 39-45, en perspective de servir une patrie reconnaissante, les Africains francophones du Nord et du Sud du Sahara ont donné leur sang. Chaque fois que la France, le 25 août, célèbre l’anniversaire de la libération de Paris survenue en 1944, elle doit magnifier la contribution en sacrifices humains de l’Afrique blanche, mais surtout de l’Afrique noire. Tous ceux qui sont tombés sur les champs de bataille ne sont-ils pas tous morts pour la France ? Au nom de quel principe en choisir six à reconnaître ? Selon quels critères les a-t-on choisis ? Existet-il des morts plus morts ou mieux morts que d’autres ? Pour tout dire, il est tout à fait injustifié voire inique de procéder à une discrimination arbitraire lorsqu’il faut honorer, ne serait-ce que par une reconnaissance symbolique, ceux qui se sont sacrifiés pour rendre sa liberté à la patrie maternelle ou adoptive. En vérité, les Tirailleurs sénégalais ont le même mérite et devraient être traités aussi dignement que le sont les soldats français morts au combat. C’est d’ailleurs l’occasion pour moi de revenir sur un pan sombre de l’histoire de la seconde guerre mondiale qui fait encore couler beaucoup d’encre et de salive : le massacre perpétré au camp militaire de Thiaroye.
Combien étaient les soldats assassinés ? Si les rapports officiels retiennent 35, des historiens parlent de 70, d’autres de 191 anciens prisonniers, rapatriés, réclamant leur dû avant de rentrer au bercail, mais qui, au lieu de l’argent insuffisant pour racheter leurs privations et leur sang versé, reçurent une raclée de plomb, le matin du 1 er décembre 1944. On ne saura peut-être jamais le nombre exact des martyrs du camp militaire de Thiaroye. Qu’importe ! L’essentiel est de savoir que les Africains morts pour la France, entre 1939 et 1945, n’étaient point six triés au pif, mais une multitude de frères d’armes que ne soudait pas seulement la couleur de leur peau, mais aussi leur commune illusion d’avoir rempli une haute mission au bénéfice du pays de leurs Ancêtres les Gaulois.
Monsieur le Président de la République de France, en dehors des six Africains que vous considérez, à titre posthume, « morts pour la France », pour quelle autre cause ont donné leurs vies tous ceux que vous ensevelissez dans la fosse commune d’un oubli que d’aucuns assimilent à du mépris ? S’ils ne sont pas morts pour la France, admettez alors qu’ils l’ont été pour une cause qui transcende l’attachement à une patrie ingrate, pour la liberté à laquelle a droit tout peuple blanc, jaune ou noir ; pour la paix à laquelle aspirent toutes les nations quand le fascisme, le nazisme et l’impérialisme sous toutes ses formes seront à jamais vaincus !
Pour quelles motivations a eu le massacre ? En mai 1986, je faisais partie d’une délégation d’écrivains sénégalais invités en Allemagne, précisément à Hambourg, pour participer à un Congrès du PEN CLUB INTERNATIONAL dont le thème central était la manière dont l’Histoire est assumée par les nations. Combien d’entre elles osent regarder en face leur passé ou une parcelle de celui-ci ? Que dire de l’Afrique dont on continue de nier ou de falsifier l’histoire ?
Au Congrès de Hambourg, j’ai lu une réplique de mon personnage, héros de la pièce de théâtre : CHAKA OU LE ROI VISIONNAIRE : « Personne n’a pensé pour vous, Personne n’a bâti pour vous. Vous êtes les Oubliés de l’Histoire ! Pour vous réaliser, il vous faudra, Vous aidant de votre cerveau et de vos mains, Forger vos propres armes, Et revendiquer votre droit à l’existence, à la Vie ! Que les autres peuples sachent désormais que vous êtes Et qu’ils ne pourront plus se passer de vous sans en être diminués ! » 1
Au cours du Congrès, le défunt cinéaste et romancier Ousmane SEMBÈNE, notre doyen et chef de délégation, en ma présence et en celles d’Alioune Badara BÈYE et de Mame Seck MBACKÉ, a discuté de son film en chantier : CAMP DE THIAROYE, avec un historien germanique. Lorsqu’il a avancé que c’est parce qu’ils réclamaient des indemnités et un pécule promis que les Tirailleurs sénégalais ont été passés par les armes, l’homme a froncé les sourcils et proféré : « Ça ne peut pas être pour un motif aussi léger ! Je ne suis pas convaincu !»
Tous les rapports sur la tragédie de Thiaroye ainsi que les analyses de bon nombre d’historiens insistent sur le malentendu entre la hiérarchie militaire et les soldats qui ne voulaient pas quitter le camp militaire sans percevoir l’intégralité des sommes dont ils avaient droit. Pourtant, ne peut-on pas imaginer que la manifestation déterminée des soldats fraîchement libérés des prisons de France où les Allemands les gardaient, a pu éveiller un soupçon pernicieux des autorités métropolitaines de l’époque ? 1944. Nous étions à seize années de 1960, assez loin de la date à laquelle la plupart des pays de l’Afrique Occidentale Française (AOF) allait étrenner leur hypothétique souveraineté politique. Donc tous ces pays ployaient encore sous le poids d’un régime colonial qui entendait maintenir sa main mise sur les ressources humaines et matérielles de son empire à la fois docile et florissant.
La révolte des prisonniers libérés n’a-t-elle pas alarmé les têtes pensantes et les bras armés du système colonial qui ont tenté, de manière expéditive, de tuer le mal dans l’œuf ? Laisser partir ces soldats africains, chacun regagnant son territoire d’origine ; ces soldats, véritables têtes brûlées, qui se sont battus à côtés des soldats français, souvent à l’avant-garde des armées pour servir de chair à canon ; ces anciens prisonniers de guerre qui ont vu la France écrasée, sont témoins de la résistance opiniâtre organisée par des patriotes pour libérer leur Mère-patrie ; laisser de si redoutables témoins retourner chez eux pour répandre leur expérience de la fragilité du Maître, était-il une bonne option ? La réponse ne s’est pas fait attendre. Il fallait réduire au silence ces rescapés de la guerre qui ne tremblaient plus devant le Blanc, qui n’avaient plus peur de lui, car ils l’avaient surpris dans ses moments de faiblesse, d’humiliation et de soumission face à l’ennemi.
L’argent n’est-il pas la poudre jetée aux yeux de la postérité pour l’empêcher de découvrir les basses motivations d’un massacre qui restera une blessure difficile à panser dans les relations entre l’Afrique francophone indépendante et la métropole. ? Celle-ci doit elle s’obstiner à détourner le regard de certains pans de l’histoire coloniale qu’il est impératif d’assumer pour pouvoir continuer à cheminer ensemble, en toute confiance, donnant ainsi un sens compréhensible à tous et rassembleur à la devise : liberté, égalité et fraternité !?
Par Marouba FALL