On est encore en train de passer à côté, de rater le train de l’histoire, d’une histoire qui bégaie à chaque alternance ou changement de régime. S’il est vrai que le déraillement du processus électoral à quelques heures du début de la campagne a mérité d’occuper toute l’attention des sénégalais pour faire reculer le Président de la République et lui opposer une résistance farouche et multiforme (juridique, intellectuelle, politique, médiatique, citoyenne, etc.), on peut s’inquiéter du trop peu d’attention consacré aux projets de société et programmes proposés par les candidats et la classe politique en général. Dans les prochaines semaines, nous risquons d’être encore obnubilés par le débat sur la fin du mandat et du passage de témoin, des alliances et mésalliances électoralistes et politiciennes. Les programmes déjà publiés arrivent trop tard pour faire l’objet de débats scientifiques sur leur faisabilité et leur financement et souffriront d’un manque d’appropriation de la grande majorité des citoyens. En tout état de cause, ils se ressemblent beaucoup dans le caractère superficiel des constats, dans la faiblesse des visions et dans leurs contenus. Au demeurant, je souhaite personnellement qu’il y ait une victoire de l’un ou l’autre camp au deuxième tour de l’élection, pour que le nouveau régime soit le produit d’alliances fortes et durables, avec des projets conjugués et cohérents, et présente les garanties d’une surveillance mutuelle entre acteurs. Ce schéma me semble plus adapté à la situation et au besoin d’asseoir une large base sociale des grandes réformes dont le Sénégal a besoin.
Vers une co-gestion du pouvoir quelle que soit la mouvance gagnante ?
L’ère des messies et des pouvoirs solitaires est derrière nous. Le Sénégal doit s’inscrire dans une dynamique vertueuse d’une trentaine d’années, avec leadership collectif moralement exemplaire et généreusement bienfaisant, dont le comportement ruisselle vers les services étatiques et les citoyens.
Les résultats futurs de l’élection présidentielle de 2024 risquent d’être une invite claire à la co-gestion et à la mise en place de coalitions transpartisanes et de gouvernements négociés. Notamment si on passe au régime parlementaire. Les résultats des dernières élections législatives consacrant une multiplicité de groupes parlementaires aux forces moins déséquilibrées qu’auparavant, étaient déjà un indicateur d’une redistribution des cartes après l’élection présidentielle qui avait donné au Président Macky Sall, son second et dernier mandat. Concomitamment, s’observe une recomposition du paysage politique qui se dessinait depuis une dizaine d’années avec la fin de l’ère des partis post-indépendances (PS, PDS, notamment) qui ont incarné la « bipolarisation » du jeu électoral le débat politique.
L’émergence ou la résurgence d’une mouvance souveraino-nationaliste, décoloniale et moralisatrice est le fait majeur de ce nouveau temps. Elle se décline en plusieurs tiroirs :
– une composante socio-culturelle et religieuse portée par des revendications pour un retour à notre identité et nos valeurs négro-africaines civilisationnelle tout en rejetant des éléments jugés comme déviationnistes de la culture occidentale. – une composante religieuse, portée à la fois par des forces issues des confréries et des mouvements réformistes et même salafistes. Contrairement à certaines affirmations, cette mouvance souveraino-nationaliste et moralisatrice cimente une alliance objective entre des obédiences religieuses résolument opposées entre elles du point de vue doctrinal, mais se retrouvant autour de projets de réformes et de refondation sur la constitution, le code de la famille, la laïcité, le sens de la République, l’éducation religieuse et morale, etc. Elle correspond à une lame de fond qui sédimente depuis l’indépendance, portée également en partie par le monde de l’art (écrivains, cinéastes, peintres, musiciens, etc.)
– une composante « gauchisante » incarnée par des restes de la vieille gauche anti-impérialiste qui à défaut d’avoir eu son heure de gloire ou son grand soir, a pesé sur les débats intellectuels et politiques depuis l’indépendance et qui trouve dans cette mouvance une nouvelle monture.
– une jeunesse qui représente désormais 75% de la population, tourmentée par le manque d’opportunités et d’espérance et qui revendique de manière exigeante et parfois brutale et violente, une rupture majeure dans la gouvernance du pays.
Cette mouvance se couvre également du manteau du patriotisme économique, de la diversification de nos partenariats et d’une renégociation des contrats léonins qui ont été signés sous l’angle de politiques économiques tournées vers la construction d’infrastructures de grande envergure et l’exploitation classique et défavorable de nos ressources naturelles. J’ai l’impression qu’en dehors du candidat de Benno Bokk Yaakar, au moins 15 des 18 autres candidats s’emploient à démontrer leur légitimité, leur capacité et leur volonté de rupture.
Tout pour la jeunesse !
Au moment où la campagne électorale va permettre aux candidats de s’exposer et d’exposer leurs idées et leurs projets pour notre grand et beau pays, est-il besoin de leur rappeler que la jeunesse doit constituer l’Alpha et l’Oméga des politiques publiques et qu’elle appelle une refondation de la gouvernance des autres secteurs pour répondre à leurs préoccupations.
Les statistiques démographiques et socioéconomiques sont des éléments d’objectivation et d’orientation stratégique des politiques publiques et par conséquent des programmes des 19 candidats à la Présidence de la République : 75 % de la population a moins de 35 ans, 37% des jeunes actifs sénégalais ne sont ni en éducation, ni en formation, ni en emploi ; 300 000 jeunes arrivent sur le marché de l’emploi chaque 12 mois. Au moins, 1,5 millions de jeunes enfants sont en dehors de l’école. Des centaines de milliers de jeunes sont dans les daaras, un système éducatif socioreligieux discriminés malgré son historicité et son profond ancrage social et territorial. Tous ces chiffres démontrent l’inefficacité des politiques éducatives et l’échec des efforts antérieurs de lutte contre le chômage des jeunes. Mais tous ces jeunes restent déterminés à réussir au point d’affronter avec l’énergie du désespoir tous les chemins de la réussite, au Sénégal et en dehors. Ils constituent les moteurs de toute mobilisation nationale vers des transformations majeures de notre pays. Sous ce rapport, les réseaux sociaux, ce « monde du clic et du scroll » deviennent le nouveau lieu d’expression de la citoyenneté et du contrôle de la sincérité et de la moralité des décideurs. Les programmes des candidats comme toute réflexion sur le développement devraient refléter beaucoup plus la centralité des préoccupations de la jeunesse qui attend fiévreusement des ruptures vers la souveraineté économique et une meilleure gouvernance des ressources naturelles pour sortir du modèle de la petite économie ouverte qui prolonge les logiques d’extraversion héritée de la période coloniale et de la mondialisation néolibérale. On devrait retrouver dans tous les ministères des « cellules jeunesse » orientant les politiques et stratégies vers leurs préoccupations.
Ne pas rater la vraie révolution : les réformes sociétales encore oubliées ?
En dehors des aspects économiques qui vont exorbiter des programmes des candidats, la véritable révolution que les candidats risquent de rater concerne les aspects sociétaux. Comment reconstruire le sénégalais dans sa meilleure version et refaire nation ? Comment ressouder les liens religieux et ethniques malmenés par les disputes politico-juridiques de ces dernières années ? Comment sauver et reconstruire le cercle familial en déliquescence voire en voie de disparition ? Comment revenir à une véritable vision de refondation du système éducatif à la place des réformettes parcellaires observées depuis les assises nationales de l’éducation de 2013 ?
De manière plus globale, les candidats ne doivent pas occulter la nécessité fondamentale d’une refonte constitutionnelle pour une République vraiment sénégalaise avec une constituante impliquant toutes les couches de la communauté nationale. Si d’autres pays ont attendu des manifestations dramatiques de la crise de l’Etat dans son lien avec la nation (guerres civiles, coups d’état militaire ou constitutionnels, djihadisme, régionalisme exacerbé, revendications de périphéries territoriales par rapport aux centres de décision), le Sénégal a l’opportunité ici et maintenant, d’identifier les lignes de ruptures de la société et les facteurs d’inerties, les conflits latents entre acteurs et groupes et de trouver des mécanismes d’amélioration des fondements de notre vivre ensemble.
La vraie révolution sera de s’intéresser aux véritables déterminants du malaise des sénégalais, de leur dualité paradoxale d’être des grands croyants déclarés et des mauvais citoyens dans l’espace public, d’être si intenses en pratiques cultuelles et d’avoir des comportements aussi blâmables dans leurs relations à l’autre.
La vraie révolution sera de réconcilier les valeurs et les pratiques par des politiques publiques qui redonnent à la famille sa vocation de protection et de transmission des codes de notre culture légendaire de convivialité dans un contexte de révolution numérique qui redéfinit les liens entre les hommes, éloignant les proches et rapprochant les éloignés.
La vraie révolution sera d’oser restreindre pour nos enfants les applications et outils qui les détruisent de l’intérieur et de manière insidieuse leur faisant embrasser des cultures qui sont aux antipodes de leurs valeurs religieuses et de leur identité (homosexualité, drogue, etc.).
La vraie révolution sera d’institutionnaliser les chefferies religieuses en reconnaissant leur rôle d’éducation et d’encadrement spirituels et moraux pour légitimer et objectiver les appuis nécessaires au renforcement de leurs capacités d’organisation et d’action dans des fonctions bien précisées et contractualisées.
Mais pour retrouver une cohésion nationale, dans ses dimensions verticale (conjonction entre les composantes de la nation et leurs institutions), horizontale (renforcement des liens entre composantes sociales et religieuses entre elles) et transversale (prise en charge des problématiques sociétales au sein des institutions supérieures), il faut des mesures et stratégies pour reconnecter le sénégalais avec lui-même, ses principes et valeurs de civilisation. Cette perspective essentielle est consubstantielle à toute révolution nationale. Elle passe par un plan spécial pour les daaras (300 milliards sur 5 à 7 ans) pour commencer à rattraper son retard historique sur le système éducatif classique, l’introduction ou le renforcement de l’éducation religieuse et morale dans les différents segments et secteurs éducatifs et les médias, la mise en place d’un Conseil Supérieur des Religieux (CCR) pour anticiper sur les conflits intra et interreligieux et constituer une force de médiation indispensable dans une société en mutations rapides et conflictuelles.
Dieu, l’oublié de la campagne électorale
Une des marques du milieu politique sénégalais, c’est l’absence de Dieu dans la présentation de la « profession de foi » des leaders et dans l’engagement des candidats. Qui est candidat pour rechercher uniquement l’agrément de Dieu ? Qui considère qu’être candidat est un acte de foi ? Que signifie le service à l’autre et à la communauté dans la démarche spirituelle des candidats ? Que nous disent-ils sur leur statut spirituel dans ce qu’il va avoir comme impact sur leur éthique de gestion, leurs vertus et leur comportement devant le vice et les tentations ? Ont-ils conscience qu’ils jouent leur place au paradis ?
A l’inverse, les citoyens savent-ils qu’en contribuant à un mauvais choix de candidat pour le Sénégal, ils partageront avec l’élu concerné les pêchés qu’il aura commis ? Cette dimension spirituelle est peut-être le plus grand absent de la campagne électorale et du jeu politique sénégalais, et ceci pourrait expliquer certains comportements et pratiques aux antipodes de nos valeurs, notamment la tortuosité, les renoncements par rapport à ses convictions et à ses engagements. Globalement, les enjeux sociétaux sont déterminés par nos comportements individuels et collectifs qui eux-mêmes dépendent pour beaucoup de nos imaginaires et de nos croyances. Le leadership vertueux dépend du niveau d’exigence morale des citoyens et à l’inverse, la vertu des citoyens dépend de l’exemplarité éthique du leader. La clé du changement souhaité au Sénégal réside ainsi dans cette conjonction heureuse que nous peinons à atteindre.
Des ruptures économiques désormais indépassables
Cette élection présidentielle arrive après une succession d’évènements globaux, régionaux et nationaux qui ont fortement impacté la société sénégalaise et les projections économiques et sociales. La survenue du COVID 19 et ses effets sur les chaines d’approvisionnement ont révélé encore une fois nos vulnérabilités et les défis de souveraineté. Il en est de même des conséquences en 2022 de l’embargo de la CEDEAO contre le Mali dont le Sénégal est l’une des voies d’approvisionnement les plus importants. La guerre en Ukraine est venue empirer les déficits et retards d’approvisionnement et fragiliser les équilibres macroéconomiques générant ainsi de l’inflation, le renforcement du déficit budgétaire et de l’endettement accéléré que les perspectives finalement retardées de l’exploitation du pétrole du gaz n’ont pas pu atténuer. Ces évènements successifs ont démontré au demeurant que la recherche scientifique pour le développement de systèmes alimentaires durables et résilients, de systèmes de soins s’appuyant sur la prévention et la production locale de médicaments, la transformation locale de nos ressources naturelles, des systèmes de protection sociale et de solidarité nationale performants, la mise en adéquation entre les politiques sectorielles et les réalités sociales et culturelles, la préférence nationale et les boucles locales de production et de consommation vont constituer les défis majeurs des prochaines années. Mais les ruptures économiques vers la souveraineté et le patriotisme économique ne doivent jamais faire oublier que l’économie doit servir l’homme et que la paix, la convivialité et la stabilité valent mieux que le pétrole, le gaz, et l’or.
Par Dr Cheikh Guèye
SG du Cadre Unitaire de l’Islam au Sénégal (CUDIS)
SG du Réseau sénégalais des think tanks (SENRTT)
Responsable de la veille et de prospective à l’IPAR